DOSSIER Empress of Ireland

Nouvelle approche sur l'enquête, avec nuances (ou pas!)

29 mai 2018. En ce 104e anniversaire du naufrage, je propose une certaine reformulation de mes argumentaires précédents. Ce texte constitue également un excellent substitut à quiconque désire une lecture plus... courte!


Encore aujourd’hui, pourquoi pense-t-on que le Storstad est responsable du naufrage de l’Empress of Ireland?

Sur le site web du Site historique maritime de Pointe-au-Père on lit, à propos du rapport d’enquête sur le naufrage de l’Empress of Ireland, que la « commission a conclu que les deux navires étaient fautifs ». Cela rejoint l’opinion des personnes qui se sont tant soit peu documenté sur le sujet.

Cependant, une interprétation approfondie des propos contenus dans les conclusions de la commission d’enquête sur le naufrage de l’Empress of Ireland nous démontre que l’Empress est le principal responsable de la collision survenue au large de Ste-Luce-sur-Mer (Rimouski) le matin du 29 mai 1914.

Pourquoi alors la majorité de la population pense encore que le Storstad est responsable? La réponse est dans la « forme littéraire » du rapport d’enquête!

Collision ou risque de collision?

Il importe auparavant de faire une distinction entre une collision et un risque de collision. La compréhension de l’importance des responsabilités dans cet accident repose essentiellement sur cette nuance.

La collision comme telle implique l’impact entre deux objets, en l’occurrence ici deux navires. Par contre le risque de collision signifie la probabilité qu’une collision survienne, selon certaines conditions, sans même qu’il y ait impact. La collision n’est pas possible sans le risque de collision alors que le risque de collision est tout à fait possible sans collision. Un capitaine peut être sanctionné s’il a provoqué un risque de collision, même s’il n’y a pas eu collision. Dans ce cas la notion de collision n’est même pas discutée puisqu’elle n’a pas eu lieu.

C’est pourquoi la notion de risque de collision (risque d’abordage en mer) fait l’objet d’une attention très importante dans le règlement maritime. Partout on y parle de précaution, de prévention, d’évaluation du risque etc. Le règlement insiste non pas sur les évidences qui mènent directement à une collision mais bien sur tous les indices qui peuvent y mener, peu importe qu’il y ait collision ou non. En vertu du règlement tout capitaine ne doit pas réagir uniquement lorsque la collision est imminente mais bien avant, afin d’éviter qu’elle devienne même probable. Dans le drame de l’Empress on constate que le capitaine Kendall est le seul à avoir mis en place une des conditions de base pour que survienne une collision, soit une distance insuffisante entre les deux navires. Une telle distance, si on interprète le règlement et les directives des compagnies à leurs capitaines, peut aussi être désignée comme non sécuritaire ou non réglementaire.

La notion de collision (ce qui s’est produit dans la brume) a été traitée de long en large par la commission, qui lui a ainsi porté presque toute son attention. Elle pouvait en dire ce qu’elle voulait et faire porter le blâme sur le Storstad sans trop de difficultés, puisque tout demeure dans le brouillard, autant au sens propre que figuré.

Il en est tout autrement pour celle de risque de collision (ce qui s’est produit avant la brume), où la preuve sans équivoque a été faite de la seule responsabilité du capitaine Kendall. On comprend alors pourquoi la commission ne s’est pas trop risquée de ce côté, car c’aurait été beaucoup trop défavorable pour la cause de l’Empress.

Lecture rapide

Si on lit rapidement les conclusions de la commission d’enquête on trouve les mots « faute », « erreur » et « négligence » pour qualifier les torts reprochés au Storstad alors que ces mots sont absents du côté de l’Empress. En juin 1914, un journaliste pressé d’écrire la nouvelle la résumera tout simplement ainsi : « le Storstad a été trouvé coupable » ou quelque chose du genre. Comme les journaux étaient à l’époque les principaux vecteurs de l’information sur cette enquête, il ne faut pas se surprendre que « le Storstad a été trouvé coupable » soit demeuré dans la pensée populaire. La première guerre mondiale fit tomber cette tragédie dans l’oubli si bien que l’impression publique initiale s’est perpétuée jusqu’à nos jours.

Une personne qui désire approfondir le sens des conclusions les lira de manière un peu plus soignée. Elle accompagnera cette lecture par des reportages et des commentaires puisés ici et là, recherchant bien sûr les plus objectifs. Elle en viendra inévitablement à une position plus nuancée telle qu’exprimée dans le premier paragraphe de cette page.

Enfin quiconque lit très attentivement l’enquête et son rapport et qui en analyse et en interprète les conclusions sera peut-être surpris (peut-être non!) de constater qu’elles sont au contraire très défavorables à l’Empress. Le mot est dit : il faut interpréter les conclusions pour découvrir leur véritable sens. En voici la démonstration.

Les « torts » du Storstad

Rappelons qu’ils sont qualifiés. On parle de faute, d’erreur et de négligence.

On écrit que Tofteness, l’officier qui commandait le Storstad juste avant la collision, a fait une « faute » de penser que l’Empress passerait à sa gauche. Pourquoi a-t-il pensé ainsi? Tout simplement parce qu’il a vu le feu rouge de l’Empress et ses feux blanc de têtes de mats distancés de telle sorte que le paquebot présentait son côté gauche. Lorsque deux navires se croisent sur une route parallèle, présenter son feu rouge est bien plus qu’une simple indication de son orientation, elle signifie une intention de rencontrer l’autre de ce côté. Le signal de l’Empress, tel que vu par Tofteness, était donc : « Je vais vous rencontrer par la gauche, pour un passage gauche-gauche ». Tofteness a tout simplement interprété le signal de l’Empress comme le veut le code maritime. Ce n’est qu’une fois dans la brume, alors que Tofteness ne le voyait plus, que l’Empress a tourné. L’officier norvégien peut-il en être blâmé? Certes non. D’autant plus que le règlement sur les abordages en mer précise que toute manœuvre effectuée pour éviter une collision doit être prise à temps, être efficace et être vue de l’autre navire. Trois conditions essentielles que l’Empress n’a pas respectées : le virage à gauche était une manœuvre de dernière minute, il n’a pas réussi à éviter la collision et il n’a pas été vu par l’autre navire. Tofteness ne s’est donc pas trompé. Il a été trompé. Cela annule le « tort »… Si on s’en tient à la version britannique, il est impossible que Tofteness ait vu le feu rouge de l’Empress. Il n’y a aucune explication logique au fait qu’il aurait alors conclu à un passage gauche-gauche.

La commission continue en mentionnant que Tofteness a fait une « erreur » en faisant tourner son navire dans la brume. La question à se poser ici est : Storstad a-t-il vraiment tourné dans la brume? Nous n’en avons aucune preuve. Certes il est difficile d’admettre qu’un navire qui tourne son gouvernail à droite puis à droite toute ne tournera pas, mais en absence de preuves concrètes il est tout aussi hasardeux de supposer le contraire. Sur quoi donc se base la commission pour émettre ce jugement? Sur les seuls témoignages de l‘Empress. Ces témoignages, rappelons-le, sont remplis de contradictions, de faussetés et de blancs de mémoire. Si elle est si persuadée que Storstad a viré dans la brume, pourquoi la commission n’a-t-elle pas quantifié ce virage? Pourquoi n’en a-t-elle pas profité pour discuter du 80% d’angle émis par Kendall pour ce virage, alors que tout prouve que l’angle de la collision n’a pas dépassé 40%? Par ailleurs, lorsqu’on parle de préjudice, il faut prouver l’intention pour réussir à lui associer un blâme concret. Le virage à droite du gouvernail avait-il pour but de faire tourner le Storstad? Non. Il visait uniquement à contrebalancer l’effet du courant, pour ne pas amener le Storstad vers là où il pensait que l’Empress se situait. L’intention était donc préventive, en stricte fonction des indications fournies par l’Empress, de la présence de la brume et du courant rabattant vers le rivage à ce moment.

Le troisième tort attribué au Storstad est que Tofteness a commis une « négligence » en ne réveillant pas son capitaine conformément aux directives reçues. Tofteness s’est justifié en rétorquant qu’il voulait accorder plus de temps de repos à son supérieur. N’empêche que, d’un strict point de vue de directives, il n’a pas réveillé son capitaine en vue du phare de Pointe-au-Père ou en présence de brume comme celui-ci le lui avait demandé. On a soulevé pendant l’enquête que Tofteness « n’était pas l’homme qui devait être à la passerelle ». Mais qui donc avait toute les raisons d’être là, celui qui avait vu toutes les évolutions de l’Empress ou celui qui dormait dans sa cabine? Rappelons par ailleurs que le capitaine Andersen a affirmé qu’il aurait réagi de la même manière que son second, que ce dernier n’a pas été sanctionné pour son comportement et que, bien au contraire, il a même été promu au grade de capitaine l’année suivante! Il avait donc toute la compétence justifiant sa présence sur la passerelle comme commandant. Enfin, la commission n’a pas fait le lien entre cette « insubordination » et la collision. L’incapacité de faire un lien de cause à effet annule le préjudice présumé.

Nous nous retrouvons donc avec trois « torts » : un qui ne tient pas, un qui n’est pas prouvé et le dernier dont on n’a pas démontré le lien avec la collision. Bien pauvre comme « accusations ».

Les torts de l’Empress

Ne recherchons aucun qualificatif dans les remarques de la commission qui touchent l’Empress, ils sont absents. Ce ne sont que des commentaires, des « observations ». Insignifiantes à première vue, elles ont pourtant, après analyse, un sens très lourd envers le capitaine Kendall.

La première remarque est « La distance entre les deux navires était probablement moindre que ce que le capitaine Kendall ne l’avait d’abord estimé ». Si elle avait employé les mêmes qualificatifs que ceux envers le Storstad, la commission aurait dû écrire : « Le capitaine Kendall a fait une erreur d’estimation de la distance entre les deux navires ». Le mot « probablement » est retiré car personne à l’époque ne croyait possible que les navires aient été à 2.5 miles juste avant leur entrée dans le brouillard, tel que Kendall l’avait indiqué dans son témoignage. Par cette remarque, la commission admet qu’elle ne souscrit pas à cette version de la distance entre les deux navires, tout simplement parce qu’il est trop évident que ce fut impossible. Elle n’est cependant pas allée jusqu’à tenter d’estimer cette distance. Peut-être lui était-il risqué d’en arriver ainsi à réduire aussi clairement cet écart à une distance de risque d’abordage en mer. Les seules indications sur cette distance hypothétique sont contenues dans le témoignage de Tofteness. Si on considère qu’il a remis ses machines en marche « avant lentement » 2 à 3 minutes avant la collision, nous pouvons raisonnablement estimer que cette distance entre les deux navires se situait autour de 1000 pieds. La distance exacte n’est pas bien importante, ce qu’il faut retenir est qu’elle était telle qu’elle a rendu possible une collision, comme l’a prouvé la suite des événements. En absence d’autres calculs, cela nous donne tout de même une erreur d’estimation de 600%, alors que qu’on peut admettre entre 20 et 30% de marge d’erreur chez un officier de marine quant à l’estimation d’une distance en mer. Une telle erreur apparait cependant impossible de la part d’un capitaine chevronné. Est-ce vraiment une « erreur »? Se peut-il que Kendall ait été parfaitement conscient de cette très faible distance dans son intention de croiser le Storstad et qu’il ait forcé un destin qui s’est révélé catastrophique, autant pour lui que pour toutes les personnes impliquées dans ce drame. Soulignons par ailleurs qu'il lui était très facile lors de l’enquête de tracer le trajet de l’Empress là où il le voulait sur la carte fournie par la cour et de s’accrocher à cette version.

Peu importe les calculs théoriques de distance, cette remarque de la commission ouvre la porte à une faute plus grave, celle de ne pas avoir établi une distance sécuritaire entre les deux navires. C’est ce qui est confirmé par la seconde remarque : « Le capitaine Kendall aurait eu avantage à laisser plus de champ au Storstad ». D’abord insignifiante à première vue parce beaucoup trop évidente, cette observation se révèle dévastatrice pour Kendall, à condition, tout comme la précédente, d’en interpréter la signification. D’abord elle confirme que c’était bel et bien à Kendall, et à personne d’autre, d’établir cette distance suffisante entre les deux navires. Jamais ailleurs dans le rapport la commission n’attribue à Tofteness une obligation de respecter une distance quelconque. La raison est bien simple : le Storstad étant déjà sur sa route et l’Empress entrant dans la sienne, c’était donc à lui de manœuvrer en conséquence. La seconde information de cet énoncé est que l’Empress n’a pas laissé cette distance. Mais de quelle distance parle-t-on? Tout simplement celle que le règlement maritime identifie comme créant un risque d’abordage en mer et donc susceptible de mener à une collision. Cela ne veut pas dire ici que Kendall ait causé la collision comme telle mais bien qu’il a mis en place toutes les conditions qui l’ont rendue possible, ce qui est tout aussi grave puisqu’il est prouvé… qu’elle a eu lieu! Le règlement ne demande pas aux capitaines de ne pas faire de collision; ce serait d’une évidence douteuse. Il leur exige cependant de tout faire pour éviter que leur navire n’entre en situation de collision. Pour en revenir avec le style, la commission aurait donc dû écrire : « Le capitaine Kendall a commis une faute en n’établissant pas entre les deux navires la distance sécuritaire requise pour éviter tout risque d’abordage en mer ».

Nous voilà donc avec deux remarques qu’il faut absolument interpréter pour en trouver le vrai sens, dont le lien avec la collision est prouvé et qui « incriminent » sérieusement le capitaine Kendall. On ne peut que conclure que le capitaine Kendall est totalement responsable d’avoir créé une situation à risque d’abordage en mer, soit d’avoir mis en place les prémisses qui ont mené à la collision.

Même si on ne peut pas certifier qui est responsable de la manœuvre finale dans la brume causant la collision on peut tout au moins retenir « sans doute raisonnable » qu’un des deux commandants est fautif d’avoir créé les conditions pour qu’elle survienne. Ce commandant est Kendall.

Par ailleurs, un jugement maritime de l’époque stipulait qu’est responsable des conséquences tout navire omettant d’effectuer une manœuvre prescrite et qui oblige un autre navire à effectuer une manœuvre non prescrite… On pourrait alors même avancer que Kendall est responsable de la tragédie dans sa propre version car il n’a pas établi la distance préconisée par le règlement.

Il est alors intéressant, et tout à fait pertinent, de se demander si la commission était consciente de la portée de ses commentaires. Les avait-elle formulés de telle sorte qu’ils passent inaperçus pour un profane et pour qu’ils ne puissent trouver leur vrai sens que par une interprétation rigoureuse?

Autre exemple de style littéraire révélateur

À la page 647 du rapport on lit : « mais le Storstad, persistant à s’avancer à une vitesse d’environ 10 nœuds, heurta l’Empress of Ireland à peu près au milieu… ».

Voilà une tournure de phrase qui ne laisse aucun doute sur l’orientation des conclusions de la commission. Le mot « persistant » est très révélateur sur la pensée de la commission sur le mouvement du Storstad. La commission aurait tout aussi bien pu écrire : « sachant que sa vitesse était trop élevée il a pourtant continué sans ralentir » et, tant qu’à y être, « pour être certain de frapper l’Empress! ». Encore ici, on perçoit une intention de la commission de faire en sorte qu’on soit immédiatement enclin à faire porter la faute sur le Storstad. Par ailleurs, on peut se demander où la commission est allée chercher le « 10 nœuds » en question, ce qui apparait tout à fait impossible si on relit attentivement le témoignage de Tofteness sur la remise en route de son navire dans la brume. On retrouve d’ailleurs cette fausseté un peu partout dans la littérature…


L’arrêt d’urgence de l’Empress, réel ou pas, justifié ou pas?

Parlant de manœuvre finale, en voilà une dont l’enquête n’a jamais vraiment établi la réalité ni la justification : l’arrêt d’urgence.

Réalité

Pendant l’enquête Kendall a toujours affirmé que l’arrêt d’urgence qu’il a ordonné à l’entrée de la brume a fait complètement arrêter son navire. Cependant, plusieurs éléments prouvent que ce n’était pas le cas et que l’Empress avançait encore sur sa lancée. D’une part rien n’a été apporté comme preuve technique que l’Empress était stoppé : pas de relevé du lock ni d’évaluation de sillage à l’arrière. C’est un officier, et non Kendall, qui est allé vérifier la présence de sillage sur le côté du navire pour évaluer la vitesse résiduelle. Il affirme que l’Empress ne faisait plus de sillage, mais un navire peut avancer sans qu’il y ait sillage visible sur le côté, surtout la nuit. D’autre part les dommages à la proue du Storstad, la manière dont il a été expulsé de la brèche de l’Empress (en tournant sur lui-même) et le fait que plusieurs occupants de l’Empress « ont vu passer les lumières du Storstad » après la collision donnent d’excellents indices que le paquebot n’était alors pas complètement immobile. Que l’Empress ait été complètement immobile sur le fleuve ou non au moment de la collision ne change pas grand-chose à la suite des événements, mais cela ajoute cependant une autre contradiction aux témoignages britanniques.

Par ailleurs le capitaine A.J. Eliott affirme que c'est l'inertie de l'Empress, le plus gros des deux navires, qui a projeté le Storstad hors de la brèche et non le Storstad qui s'est retiré. Eliott est chef du département maritime du ... Canadian Pacifique!

Justifications

La cour a « décrété » que l’arrêt d’urgence n’avait pas contribué à la collision, que c’était une manœuvre sage et prudente de Kendall. Les deux versions nous démontrent pourtant que cet arrêt d’urgence a laissé l’Empress directement dans la route du Storstad. Comment alors peut-on affirmer que cet arrêt n’a pas eu de conséquence? De l’avis même d’intervenants à l’enquête, cet arrêt d’urgence est plutôt assimilé à une réaction de panique de dernière seconde. Le véritable geste de prudence aurait été la prolongation de la sortie de Pointe-au-Père pour établir une distance sécuritaire avant d’adopter une course parallèle au Storstad. Mais il n’a pas été fait.

Par ailleurs, on comprend du règlement maritime qu’une telle manœuvre doit être utilisée lorsque toutes les autres manœuvres ont été prises pour éviter une collision, mais Kendall n’avait alors fait aucune autre manœuvre pour s’écarter de la route de l’autre. On déduit aussi qu’un navire peut battre en arrière son appareil propulsif pour éviter une collision imminente ou pour mieux faire le point. Fait hautement significatif, ces deux possibilités trouvent toutes leur justification non pas dans la version britannique mais bien dans la seule version norvégienne de la collision!

En effet, pendant l’enquête, un officier de l’Empress a témoigné que Kendall a ordonné cet arrêt d’urgence « pour mieux situer l’autre navire ». Le règlement dicte qu’en cas de brume un navire doit continuer en ligne droite et réduire son allure. Il ajoute qu’il peut casser son erre (mettre les machines au neutre) ou, en cas de danger, battre machine arrière. Il n’y est pas question d’arrêt d’urgence comme tel, d’autant plus que, sur un point de vue purement mécanique, cette manœuvre peut avoir de graves conséquences pour les équipements aussi durement sollicités. Si on s’en tient strictement à la version de Kendall, il n’y avait aucun danger pour aucun des navires de naviguer selon le règlement (en ligne droite à vitesse réduite) alors qu’ils étaient à… 2.5 miles l’un de l’autre! Aucune justification donc pour un arrêt, encore moins pour un arrêt d’urgence, puisque chacun se devait de présumer que l‘autre poursuivrait aussi en ligne droite à vitesse réduite. Il apparait donc clairement que rien ne justifie un arrêt d’urgence si on s’en tient à la version britannique de la collision. Une ébauche de justification apparaît si la distance entre les deux navires est sensiblement moindre, comme le croit la commission. Pire, une véritable justification de cette manœuvre apparaît seulement si la distance entre les deux navires est telle qu’elle peut être considérée « à risque d’abordage en mer », ce que la suite des événements nous démontre. Autrement dit Kendall a fait cet arrêt d’urgence parce que son navire était très près de l’autre, trop près de l’autre, ce qui contredit totalement sa version. Par contre cet arrêt d’urgence trouve toute sa justification dans la version norvégienne, sans autre démonstration : Kendall avait tout avantage à s’arrêter pour mieux situer le navire qui se trouvait dans le banc de brouillard vers lequel il se dirigeait et où il allait entrer.

Fait intéressant et intrigant, le premier officier Jones, dans ses mémoires (et non pendant l’enquête…), précise que Kendall a fait son arrêt d’urgence pour « laisser passer l’autre navire ». En aucun cas cette raison n’est applicable à la version britannique, peu importe la distance entre les navires, car le Storstad ne fournissait aucune indication qu’il allait « passer devant » l’Empress. Encore ici, cette raison trouve une pleine et totale justification dans la version norvégienne. Nous voilà donc avec une manœuvre critique et discutable de l‘Empress que la version britannique arrive à peine à expliquer alors qu’elle l’est totalement et doublement par la version norvégienne! Cela ajoute un argument de plus en faveur de mon opinion à l’effet que « la version norvégienne explique tout ».

Enfin, si on s’en tient au règlement, « battre machine arrière » y est mentionné dans le seul cas où « une collision est imminente », sinon cette manœuvre peut aggraver la situation au lieu de la tempérer. Non seulement Kendall a très mal calculé la pertinence, le moment et l’endroit de cette manœuvre, mais s’il l’a exécutée en respect du règlement, c’est qu’il estimait qu’une « collision était imminente ». Cela contredit totalement sa propre estimation de la distance entre les deux navires…

En fonction du principe du règlement sur les collisions en mer, les mesures préventives auraient dû être prises dès le croisement de la route du Storstad, près de 30 minutes auparavant. Tout porte donc à croire que l’arrêt d’urgence de l’Empress s’est révélée comme une manœuvre désespérée, injustifiée et inutile. De plus, il amène de sérieux arguments en faveur de la version norvégienne de l’accident.

Si un arrêt par renversement des machines peut être admis pour justifier de faire le point avec un autre navire, la manière dont Kendall l’a effectué, soit l’arrêt d’urgence, ne peut mener qu’à une seule conclusion : l’autre navire était très près, beaucoup plus près que Kendall n’a voulu le faire croire, beaucoup trop près selon l’esprit du règlement.


Objectif réel de la commission

On constate que la réalité de cette enquête émerge peu à peu si on prend la peine et le temps d’en analyser certains aspects. Tout laisse supposer, que ce soit dans l’enquête elle-même ou dans ses conclusions que la commission avait un mandat précis : sauvegarder la réputation de la marine britannique. Lui avait-on donné ou se l’était-elle donnée elle-même? Je n’ai jamais trouvé d’élément de preuve permettant de supposer à une quelconque collusion entre la commission et un organisme tiers ni sur une possible corruption des commissaires en faveur de l’Empress. Même si on peut très bien comprendre les personnes qui le croient, il est improductif d’aller dans ce sens dans l’état actuel des informations disponibles.

Tout penche donc vers l’hypothèse que la commission s’était donné ce mandat. Les éléments qui l’appuient sont plus nombreux dans ce sens. D’abord la commission a été présidée par un Britannique à la demande de l’Angleterre, alors qu’il y avait au Québec et au Canada amplement de personnes compétentes pour le faire. La raison donnée? Le pays « constructeur de l’Empress devait être représenté à la commission ». Il ne s’agit pas d’une nomination technique mais purement politique. De plus, Mersey était connu pour ses prises de position assez radicales dans ses procès et ses jugements, pour ses rapprochements avec les compagnies maritimes britanniques et pour ses contacts parmi les dirigeants de ces compagnies. On savait qu’il avait présidé la commission d’enquête sur le Titanic, commission qui, rappelons-le, n’avait pas blâmé le capitaine, pour sa vitesse excessive alors qu’il entrait dans un champ d’icebergs dont il savait la présence et dont il avait été averti par T.S.F, ni la compagnie, pour ne pas avoir ajouté de chaloupes de sauvetage alors qu’elle savait que leur nombre était insuffisant pour le nombre de personnes à bord. Des critiques aussi sévères contre son jugement surgiront plus tard relativement à ses conclusions suite au naufrage du Lusitania. Enfin, nous voici devant une commission exclusivement canado-britannique tentant de partager les torts entre un navire de propriété, d’équipage et de commandement canado-britanniques, et un navire de propriété, d’équipage et de commandement norvégiens.

La 19, la question qui tue

Plusieurs passages tirés de l’enquête et de ses conclusions semblent nous démontrer un parti-pris évident de la commission en faveur de l’Empress, le plus spectaculaire étant la réponse à la fameuse « question 19 ». Dans le cadre de cette enquête le gouvernement canadien avait déposé 20 questions dont il voulait réponses. La question 19 était : « Y avait-il de bonnes sentinelles dans la mature des deux navires? ». Le sens de cette question ne fait aucun doute : « Est-ce que les vigies ont fait leur travail au matin du 29 mai 1914? »

Du côté norvégien on constate dans le témoignage de la vigie que celle-ci relate avec précision tous les mouvements de l’Empress, depuis sa sortie de Pointe-au-Père jusqu’à sa disparition dans la brume, et que son témoignage recoupe celui de tous ses camarades de la passerelle. Son témoignage étant précis, complet et corroboré, on ne peut conclure autrement qu’elle a fait son travail. Est-ce que la vigie du Storstad a fait son travail? Oui. Mais non! La commission ne peut répondre ainsi à la question puisque cela anéantirait tout son argumentaire. Elle développe alors une réponse alambiquée très étonnante : « On ne sait pas si la faute de Tofteness d’avoir pensé que l’Empress passerait à sa gauche est due à une mauvaise observation de la vigie ». Premièrement c’est ici que le mot « faute » est utilisé pour la première fois comme qualificatif d’un des torts du Storstad. Deuxièmement les manœuvres d’un commandant, surtout par temps clair, ne sont en aucun cas dictées par ce que voit la vigie mais bien par ce qu’il voit lui-même. Il est donc très tendancieux de laisser supposer le contraire. Enfin, la commission ne peut pas débuter par « On ne sait pas si… » car oui, on le sait parfaitement, il n’y a qu’à relire le témoignage de Tofteness : il dit clairement que « l’Empress a fait ci, l’Empress a fait ça », et jamais « la vigie m’a informé que l’Empress a fait ci, que l’Empress a fait ça ». On sait donc parfaitement que Tofteness a interprété les intentions de l’Empress en fonction de ce qu’il voyait et non suite à « une mauvaise observation de la vigie ».

Du côté de l’Empress, la commission daigne répondre à la question en déclarant que sa vigie a fait son travail. Pourtant, la simple relecture du témoignage de cette vigie nous révèle au contraire qu’elle ne peut décrire les mouvements du Storstad pendant les 15 minutes précédant l’entrée dans la brume, parce « qu’elle ne lui a pas prêté attention »! Le travail d’une vigie est justement de savoir ce qui se passe devant son navire et de le signaler à la passerelle le cas échéant. Comment la commission peut-être conclure l’inverse? Voilà une double preuve, sinon de la partialité de la commission en faveur de l’Empress, du moins de son incapacité à interpréter justement et équitablement les témoignages reçus pendant l’enquête.


Messages décodés de la commission

Que les membres de la commission aient été partiaux ou non, influencés ou non, corrompus ou non ne leur enlève cependant pas leur intelligence pour autant. Toute personne moyennement pourvue de cette intelligence en viendra inévitablement à l’évidence que le capitaine Kendall est totalement responsable de la situation à risque de collision, partiellement ou totalement responsable de la collision et totalement responsable du naufrage de son navire. Les commissaires ne peuvent pas ne pas le conclure dans leur esprit. Mais ils ne peuvent pas l’écrire car leur « mandat » est tout autre. Ils useront donc de leur très éloquente plume pour rendre évidents les torts du Storstad et masquer le plus possible ceux de l’Empress, tout en laissant la porte ouverte à une interprétation qui laisse transparaître leur véritable opinion. Il est bien difficile de ne pas concevoir, mais sans en avoir de preuves formelles, que des gens aussi instruits et brillants devaient bien se douter qu’un jour on interprétera leurs deux commentaires sur le risque d’abordage en mer créé de toutes pièces par l’Empress. Mais ce n’est pas tout…

Les recommandations qui suivent une enquête visent à combler les lacunes observées pendant celle-ci. Suite à une conclusion aussi sévère contre Tofteness on se serait attendu à des recommandations portant sur une évaluation de ses compétences, une reprise de sa formation d’officier ou tout simplement la suspension de son certificat de marin. On ne retrouve pourtant aucune recommandation concernant Tofteness et le Storstad! Elles ne portent que sur l’Empress! Si on accepte l’hypothèse des commentaires « subliminaux » de la commission, deux de ces recommandations sont flagrantes de dénonciation envers Kendall.

Dans l’une d’elles la commission demande au gouvernement canadien d’organiser le changement de pilote pour ne pas que les navires se croisent. Suggestion fort logique en soit. Mais quel est le lien entre le croisement de la route du Storstad par l’Empress et la collision survenue 20 miles plus loin? Plus clairement, quel était le risque de collision lors du croisement de route? 0%. Alors pourquoi discuter d’une manœuvre qui n’a aucun lien direct avec la collision? Pourquoi discuter d’une manœuvre effectuée au large de Pointe-au-Père alors que tout l’argumentaire de la commission porte sur celles exécutées au large de Ste-Luce-sur-mer? Et si on reformulait la question ainsi : Alors que la commission a passablement élaboré sur les manœuvres des deux navires dans la brume, pourquoi attire-t-elle notre attention sur ce qui s’est passé bien avant, lors du croisement de route? Parce qu’elle considère que tout s’est décidé là? Que c’est là que Kendall a pris la décision fatale de tourner promptement vers le Storstad?

Dans l’autre recommandation la commission débute par la suggestion « que les portes étanches soient fermées la nuit en temps de brume ». Encore ici on peut y voir une certaine logique. Mais comment alors réagiront les passagers qui devront monter au premier pont pour circuler d’un compartiment étanche à l’autre et comment les équipes médicales, d’incendies ou d’autres urgences s’y prendront-elles pour atteindre rapidement leur lieu d’intervention? On voit donc ici une sérieuse lacune opérationnelle, sinon sécuritaire, à la recommandation. C’est pourquoi le Canadien pacifique, qui connaît assurément mieux les aléas de la vie à bord d’un navire, recommandait plutôt, dans sa Règle 44, de ne fermer que les portes étanches de cales et « de prendre les mesures pour la fermeture immédiate des autres ». Le principe de la recommandation existait donc déjà dans la règle du C.P. La seule différence était le 30 secondes requis pour fermeture des portes étanches. À condition bien sûr que la règle soit respectée... L’a-t-elle été? Non. Cette recommandation, peu productive dans son apparence, semble donc bien plus braquer le projecteur directement sur Kendall car il est prouvé qu’il n’a pas pris les mesures pour une fermeture immédiate des portes étanches. Bien plus, la commission poursuit en précisant le but de sa recommandation, soit « respecter le principe du constructeur », qui veut que le navire puisse continuer à flotter même si deux de ses compartiments étanches soient complètement noyés. À condition bien sûr que toutes les portes étanches soient fermées... Quiconque ne voit pas un blâme à peine caché envers Kendall sera définitivement convaincu s’il poursuit la lecture de la recommandation, qui se termine ainsi : « alors que l'absence d’une telle mesure peut faire couler un navire qui ne le devrait pas ». Le 29 mai 1914 au matin, un navire qui ne devait pas couler a-t-il coulé? Oui. Pourquoi? Parce qu’on n’a pas respecté une mesure équivalente à la recommandation. Quiconque ne voit pas une charge, subtile mais bien réelle, intentionnelle ou non, contre Kendall peut sérieusement se questionner sur sa propre objectivité face aux responsabilités dans cette tragédie.

Intentionnel ou non

J’ai pensé un temps que, par ses commentaires qu’il faut interpréter pour en trouver le sens, la commission nous avait « passé » des messages sur sa véritable opinion de cette affaire. Bien que ce soit dans le domaine du possible, cette possibilité est si contrastante avec son attitude générale que la théorie des messages subliminaux doit demeurer… une théorie.

Je demeure cependant très perplexe là-dessus. Si la théorie est sans fondement, on doit alors se demander comment il est possible d’émettre de tels commentaires sans avoir parfaitement évaluer toutes les interprétations qu’on pourrait en faire. La commission l’a-t-elle fait? Ou était-elle tellement biaisée que cela n’a aucunement effleuré l’esprit de ses membres? Comment des fautes si évidentes de Kendall auraient pu échapper si aisément à une commission dont les membres étaient quand même dotés d’une certaine intelligence et d’un minimum de connaissances sur le monde maritime? Peut-être ont-ils compté sur leur notoriété pour se convaincre qu’ils pouvaient écrire sans se soucier du véritable sens qu’on donnerait à leurs commentaires.

Par contre, si la théorie est exacte, on peut qualifier ces commentaires de subtiles et d’habiles. Cependant, cela tranche énormément avec l’absence totale de cette subtilité et de cette habileté dans d’autres commentaires, énoncés ou conclusions.

Bref, est-ce que la commission a fait ces recommandations afin de nous livrer un message ou s’est-elle tout simplement « échappée »? Qu’elle soit consciente de la portée et du sens réel de ses recommandations ou qu’elle les ait faites sans arrière-pensée, le résultat est le même : ses commentaires dans les conclusions et deux de ses recommandations nous ramènent vers deux fautes majeures de Kendall qui ont scellé le destin de milliers de personnes, soit la distance sécuritaire qu’il n’a de toute évidence pas respectée et les mesures de fermeture immédiate des portes étanches qu’il n’a pas prises.

Interprétation

Certains pourraient se demander ce qui permet à un simple amateur de patrimoine maritime d’interpréter le contenu d’un document officiel rédigé par des personnes qu’on suppose hautement plus qualifiées dans ce domaine. Est-ce faire preuve d’irrespect, de méfiance, d’outrage? Bref, est-il « permis » de le faire? Tout à fait et pourquoi pas!

Tout document, légal ou non, même le plus clair possible, peut contenir des zones grises. Par exemple les lois sont rédigées avec le plus grand soin éditorial, sémantique et technique. Elles n’en sont pas moins interprétées de manières différentes, selon l’angle avec lequel on les lit. Ce n’est pas pour rien si on doit souvent avoir recours à des instances supérieures pour en définir le sens final (ex : cour suprême), lequel fait ensuite jurisprudence.

Dans les conclusions de l’enquête sur l’Empress, les commentaires sur la conduite du capitaine Kendall sont sans signification ni portée ni conséquence réelles si on les prend dans leur sens premier. Leur interprétation s’avère donc essentielle, autant pour une juste compréhension mais aussi pour une juste évaluation des torts. La commission avait-elle pensé, prévu ou souhaité qu’on le fasse? On ne le saura jamais.

Munitions pour poursuites légales

Malgré toutes les apparences, l’enquête sur le naufrage n’était pas une opération judiciaire. Ce n’est qu’après que le processus judiciaire a pris la relève. On peut dès lors se demander si le fait d’avoir si clairement identifié les torts contre le Storstad et d’avoir masquer si adroitement ses véritables opinions donnaient toutes les munitions voulues aux avocats des poursuites contre le Storstad. Sans en faire un objectif en soi, on ne peut accepter que les commissaires, des juges issus de ce système judiciaire, aient pu ignorer l’impact légal subséquent de leur rapport. Ils devaient être tout à fait conscients que les avocats poursuivants ne sauraient que faire de leurs commentaires sur l’Empress, qu’ils n’auraient de toute manière pas le temps ou le goût d’interpréter, ni de leurs recommandations, où est sévèrement pointé le capitaine Kendall et qui demandent aussi une grande part d’interprétation, mais qu’ils s’en tiendraient uniquement aux torts bien qualifiés contre le Storstad, « prêts à l’emploi », pour alimenter leur plaidoiries.

Bref, telles que les conclusions et les recommandations sont formatées, la commission a parfaitement réussi son « mandat », soit préserver la réputation de la marine britannique, tout en nous laissant, volontairement ou non, des indices sur ses véritables opinions concernant toute cette affaire.

Bien franchement, je ne pensais jamais un jour en venir à trouver un point positif à cette commission!

Constat final

L’interprétation minutieuse des conclusions de la commission nous amène à constater que celle-ci a usé de toutes les occasions possibles pour amplifier les torts attribués au Storstad et minimiser ceux attribués à l’Empress, en utilisant entre autre un style littéraire fort différent pour les deux. Les torts reprochés au Storstad sont clairement exposés et qualifiés mais ne tiennent pas le lien cause à effet. Ceux reprochés à l’Empress nécessitent une interprétation poussée et sont prouvés hors de tout doute.

Par ailleurs, l’analyse rigoureuse des témoignages de l’enquête et des commentaires plus ou moins camouflés de la commission sur l’Empress nous place devant une réalité frappante : nous avons la preuve que le capitaine Kendall est responsable 1) à part entière de la création de la situation à risque d’abordage qui a rendu possible la collision, parce qu’il n’a pas établi une distance sécuritaire entre son navire et l’autre, 2) à part entière ou partagée de la collision, parce qu’il a effectué une manœuvre injustifiée qui a laissé son navire en plein dans la route de l’autre et 3) à part entière du naufrage de son navire, parce qu’il n’a pas pris la mesure sécuritaire requise pour la fermeture immédiate des portes étanches telle que prescrite par une règle de sa propre compagnie. Faut-il se surprendre que celle-ci l’ait ensuite relégué à un poste « à terre »…

Avec tous les biais de la commission envers le Storstad, le presque harcèlement dirigé vers son équipage pendant les interrogatoires, toutes les manipulations plus ou moins subtiles des témoignages des marins de l’Empress, toutes les conclusions fort discutables, le contexte politique de l’époque, l’orientation de l’enquête et les pressions des propriétaires de l’Empress, il aurait été tout à fait facile et conséquent pour la commission de ne pas discuter de la distance établie par Kendall entre les deux navires avant la brume. La commission aurait sûrement préféré balayer cet aspect de l’affaire, mais il lui était impossible de le faire, car personne, absolument personne ne croyait possible la version britannique de la distance. La commission était donc devant un dilemme et n’a pas eu le choix de commenter cette distance, mais dans des termes si vagues qu’une interprétation s’avère obligatoire. Mais elle s’est tout de même compromise, par la force ou non.

On peut dès lors se demander s’il est possible de fournir une autre interprétation de ces commentaires. Pas vraiment : si la commission propose que la distance était moindre c’est tout simplement que celle avancée par Kendall est impossible pour qu’il y ait collision et si elle admet que Kendall aurait dû laisser plus d’espace entre les deux navires c’est qu’il est démontré qu’il n’a pas laissé cet espace puisqu’il y a eu collision. Aucune autre interprétation n’est possible.


Interprétation juridique du règlement maritime

Une fois la réglementation établie en matière de navigation, il survient souvent des divergences dans son interprétation. On fait alors recours aux tribunaux. L’analyse de leurs verdicts révèle assez souvent leurs zones grises, comme, par exemple, le moment précis de la rencontre entre deux navires où le règlement entre en vigueur. Voici quelques extraits tirés d’une synthèse juridique datant d’à peine de 20 ans avant la tragédie de l’Empress : The Steering and Sailing Rules for Preventing Collisions at Sea, with Special Application to Sailing Vessels. On peut raisonnablement penser qu’elle était toujours pertinente en 1914.

« Lorsque deux navires s’approchent l’un de l’autre, les règles de navigation sont obligatoires à partir du moment où des précautions doivent être prises et demeurent en vigueur tant que qu’existe la nécessité d’éviter le danger.»
=> Le capitaine Kendall aurait dû prendre en compte le règlement bien avant l’entrée dans la brume, peu importe la version des faits, et naviguer franchement afin de mettre son navire à l’écart de la route du Storstad. Tofteness a tourné la roue du Storstad à droite parce qu’il craignait la présente trop proximale de l’Empress à sa gauche. Dans l’esprit de cette règle, était-il alors exempté du règlement (pouvait-il tourner à droite?) s’il avait de bonnes raisons de croire que la collision était possible?

« Les règles de navigation ne s’appliquent plus à un navire devant conserver sa route lorsque la distance est si réduite qu’une collision est inévitable ou lorsque la distance est si grande que les mesures de précautions deviennent inutiles. »
=> Kendall ne peut donc pas être blâmé d’avoir voulu faire tourner son navire vers la droite, lorsqu’il a vu le Storstad se diriger vers lui, afin que les deux navires se frôlent et non se percutent. On peut se demander si, quelques minutes auparavant, on pourrait ainsi « excuser » Tofteness d’avoir voulu en fait autant, pour s’éloigner d’un navire qu’il croyait trop près de lui à gauche…

« Un risque de collision existe lorsque, quand les circonstances le permettent, il est possible d’estimer soigneusement le relèvement au compas du navire en approche. Si le relèvement ne change pas de manière appréciable, le risque est considéré comme présent. »
=> Les conditions du moment étaient excellentes et permettaient de prendre plusieurs relèvements. Il était donc « possible d’estimer soigneusement le relèvement au compas du navire en approche ». Bien que ce ne soit pas indiqué, cette règle implique obligatoirement la prise d’au moins deux relèvements pour pouvoir conclure que « le relèvement ne change pas de manière appréciable ». Kendall n’a fait qu’un seul relèvement. Il ne peut donc pas comparer de relevés et se prononcer techniquement sur le risque de collision existant. Il n’avait donc aucune base crédible pour affirmer que le risque de collision était nul.

« Les mesures de précautions doivent être prises en temps opportun, sinon elles ne sont pas compatibles avec le règlement et ne peuvent pas être justifiées. »
=> Si, comme le prétend la commission, l’arrêt d’urgence est considéré comme une mesure de précaution, elle n’a de toute évidence pas été prises à temps et n’est donc pas compatible avec le règlement.

« Les meilleures précautions dans la brume sont des feux brillants, une vitesse très lente mais suffisante pour que le navire conserve l’efficacité de son gouvernail, une vigile compétente en poste, l’utilisation de cloche et de sirène, selon le cas, et une force suffisante pour appliquer au gouvernail une forte impulsion pour un changement rapide de course. »
=> Au moins deux accrocs à cet énoncé sont prouvés pour l’Empress : Kendall avoue lui-même son navire était arrêté dans la brume et sa vigie ne peut pas décrire les mouvements de l’autre navire! Même s’il y avait force suffisante pour appliquer au gouvernail une forte impulsion, cela n’aurait eu aucun effet puisque l’Empress était arrêté ou presque.

« La négligence d'un navire de suivre la règle est susceptible de tromper la vigilance de l'autre. Si l'un des vaisseaux, dans de telles circonstances, suit la règle, et que l'autre omet de le faire ou viole la règle, une collision est presque sûre de suivre. »
=> Dans la version norvégienne le virage à gauche fatal de l’Empress n’a pas été vu par le Storstad. L’Empress n’a pas suivi le principe de précaution de la règle et c’est pour cela que la collision a été rendue possible.

« Les vigies ne doivent pas être utilisées à d’autres fins que la veille et doivent être postée sur la proue ou tout autre endroit permettant cette veille. »
=> Aucune indication n’a été fournie à savoir si la vigie de proue de l’Empress était à son poste.

« Un navire n’ayant pas assuré une veille de vigie appropriée est responsable des conséquences de cette négligence. »
=> La vigie de l’Empress ne peut pas décrire les mouvements de l’autre navire pendant près de 20 minutes. On ne peut donc pas qualifier sa veille de vigie « d’appropriée ». Dans l’esprit de cette règle l’Empress n’a pas assuré « une veille de vigie appropriée » et est donc « responsable des conséquences de cette négligence ». On ne peut cependant pas attribuer la veille à la seule vigie car les officiers de pont de l’Empress devaient aussi effectuer cette veille.

« La nuit un navire en détresse doit utiliser successivement ces signaux : 1) un coup de feu à toutes les minutes, 2) un feu allumé dans un baril et 3) des fusées éclairantes tirées à toutes les minutes. »
=> Nulle part dans l’enquête on lit que l’Empress a lancé un quelconque signal sonore ou visuel de détresse, ce qui aurait permis l’arrivée bien plus hâtive du navire-pilote Euréka sur le lieu de la collision et le sauvetage de plus de rescapés dans le fleuve.

Seuls les extraits de ce texte applicables à la collision Empress-Storstad ont été retenus. Il est intéressant de voir qu’on peut relier chacune à une manœuvre de l’Empress. Il est encore plus intéressant de constater qu’il y a presque dans chaque cas un manquement à la règle de la part de l’Empress. Le capitaine Kendall n’aurait pas survécu à un véritable procès objectif et impartial. Pourquoi les commissaires, tous juges, ont-ils apporté des conclusions si éloignés de ces éléments de jurisprudence? Pourquoi l’avocat du Storstad ne les a pas utilisées? Le règlement maritime venait-il d’être modifié? À tel point qu’aucun de ces extraits ne s’appliquait…?


Note. Avant que quiconque ne prétende le contraire : j'ai vérifié la version originale anglaise et je peux certifier que la version française est tout à fait conforme et correspondante.